A l’aube des quarts de finale de la compétition, prenons le temps de revenir sur LE match de cette édition de la Coupe d’Afrique des Nations. Ce match, qui a tant fait et fera encore couler tant d’encre restera à jamais ancré dans les mémoires collectives, tant sur le continent africain qu’à travers le reste du globe. L’histoire d’une injustice transformée en conte de fées qui nous rappelle à quel point le football est capable de défier toute logique, transcender le sportif et transporter le spectateur, le faisant vibrer de mille feux et émotions. Retour sur ce match épique entre le Cameroun et les Comores.
132e nation au classement FIFA, les Comores avaient réussi l’exploit de se qualifier pour la toute première phase finale de la Coupe d’Afrique des Nations de leur histoire.
Parmi les meilleurs troisièmes à l’issue du premier tour malgré la présence du tenant du titre algérien dans leur poule, les Cœlacanthes avaient également réussi l’exploit de se qualifier pour les huitièmes de finale où les attendait le Cameroun, pays organisateur et grandissime favori de cette confrontation.
Décimés par le Covid avec pas moins de 12 cas positifs déclarés samedi dernier, l’affaire s’annonçait compliquée pour les Comores, d’autant que deux gardiens de la délégation (Moyadh Ousseni et Ali Ahamada) étaient parmi les joueurs touchés. Deux sur trois, c’est ennuyeux mais pas irrémédiable me direz-vous, mais lorsque le troisième larron (Salim Ben Boina) est blessé et donc lui aussi indisponible, l’équation devient quasiment impossible à résoudre.
Malgré un test négatif le jour du match, Ali Ahamada n’est pas autorisé à jouer en raison d’un protocole sanitaire modifié en cours de compétition et qui requiert non plus deux, mais cinq jours d’isolement pour tout joueur testé positif durant la compétition. Après tout, à quoi bon respecter l’équité sportive quand “on” peut faire ce que bon lui semble et changer les règles alors que les huitièmes de finale ont déjà commencé, qu’importe si le “hasard” veut que le pays organisateur soit le premier à en tirer profit. Jusqu’au-boutistes, les autorités sanitaires interdisent bien évidemment à Ahamada de se rendre au stade, décision également valable pour Ousseni.
Malgré les efforts des Comores pour disputer ce match “à armes égales”, la CAF ne leur octroiera pas de dérogation. Les Cœlacanthes doivent donc se résoudre à aligner sous les bois un joueur de champ non formé au métier de portier : Chaker Alhadhur.
Joueur de l’AC Ajaccio, le défenseur comorien n’a disputé que 4 petites minutes de jeu en Ligue 2 et n’a pas encore foulé les pelouses camerounaises lors de cette CAN. Un pari risqué, même un peu fou, mais face à un tel scénario ubuesque, les Comores n’ont guère d’autre choix, et comme le disait si bien Blaise Cendrars : « La folie est le propre de l’homme ».
Qui ne se souvient pas de Jorge Campos, petit gardien mexicain aux tenues excentriques lors du mondial 1994 aux Etats-Unis ? Eh bien, c’est un peu le sentiment qui prédominait ce lundi soir à l’entrée des joueurs sur la pelouse du stade d’Olembé à Yaoundé.
Au milieu des joueurs comoriens, Chaker Alhadhur, 30 ans, 1m72 pour 65 kilos, portant le maillot de gardien de son coéquipier Ben Boina dont le numéro (16) a été barbouillé d’adhésif dans le dos pour former un 3, numéro officiel du joueur-portier dans ce tournoi. Ajoutez-y les gants de son entraineur de gardiens Jean-Daniel Padovani… Bref, le swag total !
“Pado, je ne sais pas comment on met les gants, ils me serrent trop les mains.”
On ne va pas se mentir, à ce moment-là, on ne donnait pas cher des outsiders de la soirée. Un sentiment d’ailleurs partagé par Jean-Daniel Padovani, entraineur des gardiens comoriens, qui reconnait dans les colonnes d’ActuFoot avoir lui aussi douté et pensé : “Putain, on va en prendre je sais pas combien”. Et pourtant…
Le folklore de l’avant-match passé, place à la réalité car c’est une place en quart de finale qui va se jouer et peu importe la configuration, le football a ses raisons que la raison ignore, déjouant parfois contre toute attente la logique et autres pronostics. C’est donc avec le cœur et les tripes que les joueurs d’Amir Abdou entamaient ce match, convaincus de pouvoir créer un nouvel exploit.
Malheureusement pour les Comores, le sort va une nouvelle fois s’abattre sur eux lorsque leur capitaine Nadjim Abdou, 37 ans, commet une faute sur Ngamaleu peu après la ligne médiane. Aidé par la VAR, l’arbitre de la rencontre ne fait alors aucun cadeau au joueur de Martigues (N2) : tacle par derrière, carton rouge dès la 7e minute. Sans gardien de métier, sans sélectionneur car testé positif lui aussi, à 10 contre 11 et privé de leur capitaine, les Cœlacanthes sont maudits et la soirée de Chaker Alhadhur risque d’être longue, très longue.
Les premiers coups de semonce arrivent d’ailleurs rapidement mais sont heureusement sans conséquence pour les joueurs de l’océan indien. Aboubakar, de 25 mètres, tente de mettre à contribution Alhadhur : à côté. Quelques minutes plus tard, c’est Nicolas Ngamaleu, sur coup franc, puis Karl Toko Ekambi, sur un contre, qui manquent le cadre à leur tour. Les Comores peuvent souffler, les 20 premières minutes sont passées.
Appliqué, impliqué tel un joueur de champ dans les relances de son équipe, Chaker Alhadhur sait pourtant que viendra le moment où le ballon sera cadré et que ce sera alors à lui de sortir l’arrêt pour préserver les filets de son pays. Mais au fil des minutes, on sent bien notre néo-gardien prendre confiance, et c’est finalement sur une frappe d’Eric Choupo-Moting, du pied gauche et contrée, qu’Alhadhur touche enfin le cuir des mains et commence son récital de la soirée.
Récital, le mot peut sembler un peu fort, mais allez-donc jouer dans les buts devant 60.000 personnes un huitième de finale de Coupe d’Afrique quand les seules fois que vous avez touché le ballon des mains dans votre carrière étaient pour effectuer une touche. Des volontaires ? Non ? Vraiment ? Vous êtes sûrs ?
Chaker, lui, prend son pied à jouer gardien. Tel un poisson dans l’eau, un cœlacanthe par exemple, il ne fait plus qu’un avec son maillot. Il participe à la relance en proposant des solutions à ses défenseurs, les guide et les dirige avec la voix, et c’est avec autorité qu’il surgit à l’entrée de sa surface pour devancer Vincent Aboubakar de la tête sur un long centre venu de la droite. A croire qu’il a fait ça toute sa vie !
Le Président de la fédération camerounaise, Samuel Eto’o, en tribunes, commence à se demander si ce fantasque portier ne va pas lui gâcher la soirée, mais Toko Ekambi ne manquera pas le cadre deux fois d’affilée. Servi dans la surface, il s’applique pour placer le ballon au fond des filets du malheureux Chaker qui, malgré un plongeon peu académique et désespéré, ne parvient pas à effleurer le cuir pour dévier le tir camerounais : 1-0 à la mi-temps sur le seul tir cadré du pays organisateur.
Rageant pour les comoriens, d’autant qu’un gardien de métier aurait probablement fait l’arrêt. Ils n’ont donc plus le choix et devront à présent se livrer pour espérer égaliser, exposant Chaker à la foudre des Lions Indomptables, car si le Cameroun n’a pas été aussi létal qu’on pouvait le craindre jusqu’alors, on imagine aisément António Conceição da Silva Oliveira, le sélectionneur du pays organisateur, exigeant de ses hommes un deuxième, voire un troisième but pour plier la rencontre et sceller définitivement le sort des comoriens.
De quoi faire trembler Chaker et les siens, mais les cœlacanthes, totem de la délégation comorienne, sont une espèce de poissons menacée d’extinction, une espèce-relique qui lutte pour sa survie depuis près de 350 millions d’années, alors pour un combat de 45 minutes, Alhadhur a bien l’intention de s’en inspirer.
Comme en première mi-temps, Aboubakar est le premier joueur camerounais à apporter le danger dans la surface comorienne. S’il avait manqué le cadre en début de match, il expédie cette fois parfaitement sa tête piquée à l’entrée des 5m50 sur un centre parfaitement distillé mais Chaker sort son costume de héros et, parfaitement placé sur sa ligne, réalise un superbe arrêt du pied. Un vrai arrêt de gardien, salvateur et décisif alors que tout le stade s’apprêtait à célébrer le but du K-O. Coup de clim’ pour les uns, poussée d’adrénaline pour les autres, la magie du football serait-elle en train de réussir son plus beau tour ?
C’est bien connu, “l’affection aveugle la raison”. Sachons donc raison garder et considérons ce magnifique arrêt comme une récompense pour notre gardien volontaire, mais comme le disait si justement Paul Carvel, “la ténacité peut avoir raison de la raison elle-même”. Survient alors la 53e minute, le moment choisi par Chaker Alhadhur pour illustrer ces aphorismes, rendre euphoriques fans inconditionnels ou simples passionnés, et rentrer définitivement dans le cercle fermé de la confrérie des portiers.
Alors que Choupo-Moting et Toko Ekambi viennent de manquer tour à tour leurs frappes, Aboubakar, encore lui, est servi dans le dos de la défense. On se dit alors que cela sent cette fois fortement le sapin pour les comoriens, qu’Alhadhur ne pourra pas réaliser l’exploit tant la situation est favorable à l’attaquant camerounais. Ce dernier enveloppe sa frappe direction les filets, à ras de terre. Inarrêtable pour Chaker ? Que nenni !
S’allongeant de tout son long plus que plongeant, le portier cœlacanthe étend son bras droit pour repousser le cuir du poing sur sa gauche, dans un style si peu académique qu’il en est même surréaliste. Malheureusement, Nicolas Ngamaleu a suivi et arme sa frappe, croisée. La messe est cette fois belle et bien dite pense-t-on alors, mais Chaker fait chavirer le cœur de la planète foot. Se relevant à la vitesse de l’éclair, il se jette pour repousser sur sa ligne et des deux poings la frappe du milieu de terrain camerounais. Tout simplement magique !
Un double arrêt fabuleux, irréel, à faire pâlir de jalousie certains gardiens et qui laisse pantois les partenaires de Chaker, secoués par un tel arrêt de leur néo-portier qui vient à nouveau de les sauver. Quant aux camerounais, certains iront jusqu’à douter du fait qu’Alhadhur soit un gardien totalement néophyte. Bel hommage ou ridicule absolu, on vous laisse le loisir de choisir votre camp, mais à notre humble avis, c’était bel et bien une première pour Chaker. Mais quelle première !
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La suite ? Un match à couteaux tirés, un but refusé au Cameroun pour un hors-jeu confirmé et un André Onana bien plus sollicité qu’on aurait pu le penser dans les buts camerounais. D’abord décisif à la 73e minute sur une frappe de Bendjlaoud Youssouf, il l’est tout autant quelques minutes plus tard face à Ben Nabouhane qui le contraint à sortir un superbe arrêt au grand dam de Chaker et de ses coéquipiers.
Deux avertissements sans frais donc, mais vous connaissez le proverbe “jamais deux sans trois” et à ce petit jeu-là, la troisième sera la bonne. À plus de 30 mètres, M’Changama signe un coup franc de toute beauté en pleine lucarne qui laisse le portier camerounais en pleine extension, comme désarticulé, impuissant face au missile téléguidé du joueur de Toulouse à dix minutes du terme.
Le Cameroun ne rugit plus et peut enfin souffler lorsque l’arbitre de la rencontre met précocement fin à la rencontre alors que les comoriens partent en contre et se présentent à 25 mètres du but camerounais. Quand ça ne veut pas sourire… Mais les Lions ne s’y trompent pas et ne s’autorisent guère d’effusions sur la pelouse. 2-1 à domicile face à la 132e nation mondiale au classement FIFA, à 11 contre 10 dont un gardien néophyte, le tout en tremblant jusqu’au bout, il n’y avait pas de quoi pavoiser, exception faite pour Eto’o en tribunes qui célèbre la qualification pour les quarts de finale comme une victoire historique de sa sélection. On comprend cela dit son soulagement, une élimination dans ces conditions aurait fait tâche dans son bilan de président.
Albert Camus disait : “Tout ce que je sais de la Vie et des obligations de l’Homme, c’est au football que je le dois.”
Si le Cameroun est parfois surnommé “l’Afrique en miniature”, la prestation de Chaker, elle, fut tout simplement majuscule. Le courage d’y aller, l’abnégation du portier, l’esprit de sacrifice du coéquipier, le sourire du passionné, l’humilité, Alhadhur a joué bien plus qu’un match ce soir-là. On lui promettait l’enfer, les moqueries, le ridicule, il aura démontré et rappelé à tous et à chacun, et ce sera le MO de la Fin, ces valeurs qui font du football ce qu’il est : un jeu, une fête mais aussi une véritable leçon de vie. Pour tout ça Chaker, un immense MERCI, et bienvenue dans la confrérie !
photo de couverture : M. Abd El-Ghany (Reuters)