Comment imaginer qu’un humain puisse abandonner tout goût du bonheur ? Comment oser renoncer à la plus belle chose que l’humain ait connue, sans regrets ni remords ? Nous, portiers, avons sûrement fait le choix du dévouement total et sans limites, mais nous avons également renoncé à ce sentiment d’allègresse totale. Le poste de portier se caractérise également par une vulgaire cruauté, vous soulevant au firmaments des cieux pour mieux vous enterrer par la suite. Si le portier assume cette tâche, qu’il porte comme le fardeau de sa passion, il n’en est pas moins vulnérable. En effet, cette vocation maudite fait que nous demeurons toujours vigilant, mais surtout, elle nous fait redouter la défaite plus que tout. En quelque sorte, le gardien devient asservi à cette crainte d’être foudroyé, mais l’utilise également pour survivre. Il est du fardeau du gardien une ambivalence, car il l’utilise à ses fins pour repousser sa fin justement. Du constant fardeau du portier.
Si le portier redoute justement tant la défaite, il se doit d’être irréprochable. Lors d’un match, il débute en faisant le vide. Une éternité de 90 minutes s’annonce à lui comme le chaos prochain, et le pragmatique portier se place silencieux. Là, tout est mêlé, il se rappelle, se remémore tout ce qui l’a amené à cet instant précis. Tout est clair et flou à la fois, car la clarté de sa tâche demeure obscurcie des méandres du match. Lorsque la partie débute, il n’est plus rien de réel, si ce n’est ces filets immaculés qu’il se doit de servir. Et de servir, il ne s’arrêtera jamais. Ces filets sont à lui ce que le bonheur est aux hommes. Apollinaire disait dans le pont Mirabeau :
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
Le portier demeure, car c’est là qu’il se doit d’être. Le portier se meurt, car c’est ce qu’il doit être. Une fois qu’il enfile cet uniforme étrangement voyant et coloré, il préfèrerait ne plus jamais être vu, car c’est s’assurer la survie. Cette survie pour laquelle il donne corps et âme, qui nécessite l’abnégation de tout un peuple, lui doit l’assurer de ses propres mains. À proprement parler, cet effort est souvent vain, car il finira bien par mourir. Mais justement, le portier est un phénix, tout comme Apollinaire. Si dans Alcools, la métaphore du phénix est redondante, c’est qu’elle est parfaitement pertinente. Nous, portiers, connaissons la mort mieux que la vie, et nous mourrons bien plus que nous ne vivrons. Mais justement, à chaque mort, nous renaissons meilleurs. Qui sait, un jour, peut-être deviendrons-nous immortels ?
Cet espoir de l’immortalité, mirage enfantin, toi tu le connais. Tu l’as vu, tu l’as peut-être même vécu. De l’abnégation du portier peut naître la vie, comme une mère prête à tout pour elle. La violence de l’espérance comme disait justement notre poète permet de combattre le plus grand des maux. Lorsque vous lisez ces mots, vous pensez forcément à un moment, à un instant où un gardien est apparu immortel, comme si son amour de la vie écrasait avec prestance l’ombre de la mort. Comme Oblak en cette soirée de Champions League, qui après deux arrêts incroyables, s’extirpe du sol et trouve l’appui pour aller plonger et sortir cette énième frappe de Leverkusen. Là, le gardien apparaît enfin, verdoyant de gloire, flambant d’électricité, éblouissant de vie.
Mais voilà, comme stipulé précédemment, la défaite est caractère propre du poste de gardien. Si le portier peut se révéler héroïque, la pesante menace du but reste le clairon de notre humanité. Pourtant, dans tout sport, le triomphe existe. Il est là, glorieux et vous tend les bras d’une lumière aveuglante, au point d’en délaisser la plus douce des ambroisies. Nous, portiers, avons appris à vivre sans jamais vouloir triompher. La seule survie suffit, et nous ignorons la clarté de la lumière tant notre est monde est obscurci de mille maux. À notre fardeau s’ajoute notre immense peine, comme les horreurs de la tragédie grecque. Le gardien, orchidée magnifique, subjugue les siens dans les ténèbres soporifiques.
Et si ce n’était pas déjà assez, le portier se voit retirer sa plus grande récompense. Souvent perçu comme l’homme héroique capable de mille miracles, le portier demeure étonnamment vulnérable. Seul, il ne peut rien, incapable de finir lui-même la victoire, il reste dépendant de ses coéquipiers. Il se crée alors une opposition presque illogique entre cette impression d’être livré à soi-même, mais également de ne rien pouvoir accomplir seul. Dans un sport d’équipe comme le football, cette faiblesse du portier lui confère une beauté poétique justement, car lorsqu’il surpasse cette faiblesse, les échos de sa gloire résonnent dans l’éternité comme le disait si bien Apollinaire dans Vendémiaire :
Hommes de l’avenir souvenez-vous de moi
Apollinaire disait également dès le premier vers de Zone :
A la fin tu es las de ce monde ancien
Nous portiers, sommes las de tout ce fardeau que nous portons afin que les autres n’aient pas à le faire. Nous sommes las d’être vaincus malgré mille prouesses. Nous sommes las d’être imparfaits lorsque seul la perfection suffit à notre tâche. Ce fardeau bien trop grand, écrasant nos corps de toute son immensité, n’est que le préambule de nos malheurs. Inconnue victoire, nous te chérirons toujours. Abnégation dorée, nous te saisirons d’amour. Pour que le conte de nos actes fasse naître de mille feux des phénix argentés qui vivront malheureux. Pour que l’un d’eux libère enfin le fardeau des aïeux.
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